01/06/2011

LA TUNISIE EST NOTRE UNIVERSITÉ

Notes et réflexions du Liberation Without Borders Tour

De Anna Curcio et Gigi Roggero

Aujourd'hui, la Tunisie est un extraordinaire laboratoire politique. En détruisant définitivement toute réminiscence invétérée du miroir colonial, à travers lequel les « périphéries » sont supposées observer le « centre » pour voir l'image de leur avenir s’y refléter, les luttes sociales déterminent le point le plus avancé du capitalisme global. Mener des recherches dans ce laboratoire offre la possibilité de trouver des réponses à des questions politiques en suspens.

En premier lieu, quelques pistes fondamentales se dessinent en ce qui concerne la temporalité de la crise. Entre 2007 et 2008, lorsque nous avons commencé à développer notre analyse sur la crise économique globale, nous ne pouvions pas imaginer l’amorce de ces nouveaux cycles de lutte, ou, plutôt, nous n’envisagions que des cycles fragmentaires et non généralisables. Aujourd'hui, nous pouvons constater que le concept même de cycle doit être complètement repensé: lorsque la crise n'est plus une phase spécifique, mais un élément permanent et un horizon infranchissable du capitalisme cognitif, les luttes adoptent une temporalité différente. Elles attendent et attaquent l'ennemi là où il est le plus faible, c’est-à-dire là où la composition du travail vivant est la plus forte.

C'est pourquoi les révoltes tunisiennes et égyptiennes ont été les premières insurrections à l'intérieur de la crise économique globale. Qui plus est, elles ont remis l'insurrection et la révolution à l'ordre du jour, alors que beaucoup pensaient s’en être libérés, avec tout les vieux problèmes politiques du 19ème siècle. Mais les mouvements sociaux imposent cet ordre du jour de manière inédite. L'insurrection n'est plus liée à la conquête de l'État et le périmètre de l'espace national est définitivement dépassé. Aujourd'hui, on se soulève pour détruire les frontières, pour affirmer le droit à la fuite et à la mobilité du travail vivant.

Les militants tunisiens ont une perception claire des coordonnées de l’espace de lutte, coordonnées qui sont inscrites sur un plan immédiatement transnational. Ici encore, nous pouvons voir un autre élément spécifique de cette crise contemporaine – celui de la contagion (voir la contribution décisive de Christian Marazzi dans ses cahiers) – qui voyage à la poursuite des mouvements du travail vivant et de ses pratiques organisationnelles.

L'insurrection tunisienne a été l'étincelle qui a embrasé le mouvement en Égypte et dans tout le monde arabe. Et maintenant, du Wisconsin à l'Espagne et à la Grèce, le mot d’ordre devient : faire comme à place Tahrir. La contagion des conflits circule à travers les réseaux, des social networks aux textos. Il ne s’agit plus simplement d’instruments qui facilitent la circulation d'information et de communication. Ici, le savoir vivant s’est entièrement réapproprié le réseau, qui est devenu une forme d’organisation multitudinaire, l'expression et la pratique de l'intelligence collective. C’est une expérience extraordinaire que de voir, concrètement, comment les manifestants se déplacent dans l'espace métropolitain : un samedi, le rendez-vous était à dix heures du matin, devant un théâtre de l’avenue Bourghiba. Mais quarante minutes plus tard, il n'y avait personne, les policiers derrière les barbelés étaient tendus et ne comprenaient pas ; en l’espace de quelques secondes, cent, deux cents, trois cents personnes se sont rassemblées, criant au gouvernement de transition de dégager, appelant à la reprise du processus révolutionnaire. Lorsque la police en civil – et de sinistres personnes rémunérées par des commerçants inquiets pour leurs affaires, à l'approche de la saison touristique – ont chargé avec des matraques et des couteaux, tous les manifestants se sont dispersés en un clin d’oeil, tout comme ils s'étaient réunis. Mais quelques minutes plus tard, l'essaim s’est recomposé à nouveau, encore plus fourmillant, en face du ministère des Affaires sociales, et puis à nouveau devant le siège du syndicat pour imposer une grève générale.

Toutefois, l'insurrection tunisienne n'est pas un événement spontané, sans histoire et sans organisation. Sa généalogie est longue, composée de nombreuses mobilisations et luttes; d’après leur témoignage, on peut faire remonter le début du processus révolutionnaire aux premières grèves de mineurs de 2008. Mais déjà dans les années 1970 et 1980, les étudiants et les travailleurs avaient donné vie à d’extraordinaires expériences de conflit : la répression de Ben Ali et la reprise en main autoritaire en furent la réponse.

Les jeunes, ainsi que les travailleurs tunisiens, ont utilisé avec beaucoup de pragmatisme le syndicat unique du régime, l'UGTT, et le syndicat étudiant, l'UGET : ces derniers sont devenus des terrains de formation militante et des espaces d'organisation capillaire, qui ont été ensuite retournés contre la hiérarchie. Encore une fois, c’est dans le sud de la Tunisie que le mouvement a constitué ses forces : symboliquement, ce n’est pas un hasard si le processus insurrectionnel a démarré le 17 décembre à Sidi Bouzid, lorsque Mohamed Bouazizi – un jeune diplômé universitaire forcé à travailler comme vendeur de rue pour survivre – s’est immolé par le feu sur la place publique. Cette force est devenue puissance lorsque le mouvement a conquis l'espace métropolitain, le 14 janvier, jour de la fuite de Ben Ali. Dès lors, des milliers de jeunes et de prolétaires sont venus de la campagne et d'autres villes vers la capitale, pour occuper la Kasbah et continuer la révolution.

Par conséquent, comme Miguel Mellino l’a déjà expliqué, les images diffusées par les principaux médias n'ont rien à voir avec ce qui se passe en Afrique du Nord. La « révolte du pain » ou la « révolution de Jasmin » sont des étiquettes qui tentent d'exorciser la réalité commune dont nous parle vraiment la révolution tunisienne. Plusieurs analystes américains observent, terrorisés, que la composition des mouvements sociaux au Maghreb est semblable à la situation des États-Unis et de l’Europe : ce sont des jeunes très instruits, au chômage et précaires, qui ne voient plus aucune corrélation possible entre un diplôme universitaire et leur salaire. Ainsi, tandis que certains se sont imprudemment débarrassés de la catégorie du travail cognitif pour des raisons tactiques, ou peut-être par déception face à l’absence de clairvoyance des capitalistes n’ayant pas investi dans l' « économie du savoir », c’est cette subjectivité même qui guide les luttes de l'autre côté de la Méditerranée.

En Tunisie, il devrait être clair pour tout le monde, même aux entêtés qui l’accusent d’avoir un vice « progressiste », qu'il n'y a aucun essentialisme identitaire dans la catégorie du travail cognitif. D'une part, cette catégorie concerne non seulement les étudiants ou les jeunes très instruits, mais aussi cette multitude qui produit du savoir et qui est appauvrie par la capture capitaliste. Donc, dire « travail cognitif » signifie dire en même temps puissance et exploitation. Dans les banlieues tunisiennes, les jeunes et les moins jeunes utilisent le réseau Internet tous les jours et parlent couramment plusieurs langues, apprises souvent par le biais de ces antennes paraboliques tant méprisées par la gauche occidentale anti-consumériste, qui ne saisit pas l’ambivalence du processus de subjectivation contenu dans l'utilisation singulière du « savoir mort » des technologies de communication.

D'autre part, la question politique que le mouvement révolutionnaire tunisien soulève clairement est celle de l'alliance, ou mieux, de la composition commune entre les jeunes de la « précarité cognitive » et le prolétariat des banlieues. Toutefois, ces figures ne sont pas nécessairement distinctes ; au contraire, il s’agit du même processus vu sous des angles différents. L’école, l'université et les savoirs ont définitivement cessé d'être l’ascenseur social permettant une certaine mobilité pour la classe moyenne sur le marché du travail et une promesse de rédemption sociale pour le prolétariat des périphéries. Autour de cette nouvelle composition, d’autres sujets souffrant de la crise se sont intégrés, en commençant par les avocats, les magistrats et les employés des services (très actifs sont ceux du secteur des télécommunications), et l’accumulation des luttes ouvrières présentes dans le Sud au cours des décennies précédentes.

La révolution tunisienne n’a pas été une « révolution pacifique ». Que dirait l'icône du jeune célébré dans le journal italien La Repubblica, s’il voyait les filles et les garçons de la banlieue de Tunis montrer fièrement les commissariats et les bureaux du RCD qu'ils ont brûlés ? Qui sait si cette figure désincarnée pourrait comprendre ce que signifie aujourd'hui que ces enfants n'ont plus à baisser leurs regards face à un policier ou un favori du régime, c’est-à-dire face aux représentations plus immédiates de l'oppression de classe.

L’objectif de cette révolution n’était pas seulement de renverser le raïs et d’accéder enfin à un processus de développement libéral-démocratique. Le régime de Ben Ali n’était pas une exception ou un résidu féodal, mais un rouage pleinement ancré dans la gouvernance globale et le capitalisme financier. Son attitude n'était pas si différente de l'attitude des dirigeants d'Enron ou sans lien avec les autres grands « scandales financiers » : quand ils ont compris que le bateau coulait, ils ont tenté de saisir tous les candélabres et l'argenterie pour s’échapper au plus vite, comme les nazis en fuite à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Encore une fois, sur le plan politique, le problème n'est pas qu’ils sont corrompus, c’est le système lui-même qui produit la corruption. Il n'est donc pas paradoxal que l'un des aspects les plus décisifs soit la question de la dette : le mouvement refuse en effet de respecter les accords conclus par Ben Ali avec les organismes du capitalisme global.

Pour toutes ces raisons, la phase actuelle est une phase extrêmement délicate. Le gouvernement de transition – qui, après la destitution du Gannouchi, imposée par la deuxième occupation de la Kasbah, et aujourd’hui dirigé par Essebsi – tente d'imposer une normalisation répressive, en répondant aux demandes de retour à l’ordre qui proviennent des secteurs industriels et commerciaux tunisiens, défaitistes et nostalgiques du système benaliste. Ces derniers se disent fidèles à la transition démocratique qui devrait être proclamée lors de l'Assemblée constituante du prochain 24 juillet ; en attendant, les palais du gouvernement et les ministères sont entourés de barbelés, les chars occupent les rues, le couvre-feu et les coupures systématiques de courant dans les banlieues visent à garantir une transition ordonnée vers un état de démocratie libérale, c'est-à-dire la fin du processus révolutionnaire.

Par ailleurs, le mot « révolution » est célébré par ceux qui tentent de bloquer cette révolution même. Les forces islamiques modérées – pas si lointaines du centre laïque – sont déjà les meilleures alliées de la stabilité impériale.

Cet aspect est évident aussi par rapport à la guerre en Libye. Ceux qui la soutiennent sont pour la plupart dans le bloc modéré tandis que, pour les militants, il est clair qu’il s’agit d’une guerre contre les mouvements révolutionnaires. Beaucoup d’entre eux nous racontent que plusieurs amis et camarades sont partis lutter contre le régime de Kadhafi, et nous expliquent la complexité géographique des lignes de combat des insurgés : à Misurata se concentre une composition très proche de la composition tunisienne, alors qu’à Bengazi, on tente d’instituer une succession au colonel libyen, mais avec une continuité politique substantielle, en conformité avec les puissances internationales qui mènent la guerre.

En face du ministère de la Justice, un avocat affirme avec efficacité : « Nous ne pouvons pas parler d'une contre-révolution, tout simplement parce que nous n'avons toujours pas eu de révolution ». Tel est le problème. Pas loin, des centaines et des centaines de jeunes venus de tout le pays pour occuper la Kasbah ne veulent pas rentrer chez eux car, pour le prolétariat tunisien, il n'y a pas de chez soi auquel revenir si on ne construit pas une transformation radicale : le choix de la migration et celui de la poursuite du processus révolutionnaire participent, en fin de compte, de la même lutte.

L'explosion de liberté qui traverse aujourd’hui les rues de la métropole tunisienne se heurte frontalement avec la tentative de gouverner dans la perspective d’une normalisation : la liberté de commerce s'oppose, front contre front, à la puissance de la liberté du commun.

Alors, comment le pouvoir destituant devient-il pouvoir constituant ? Comment l'essaim devient-il un dispositif d’attaque ? Comment l'horizontalité peut-elle déterminer la verticalité collective, c’est-à-dire la construction de nouvelles relations sociales et d’institutions communes ? Bref, comment l’insurrection devient-elle révolution ? Telles sont les questions que le laboratoire politique tunisien fait émerger dans la crise globale.

Comme nous l'avons déjà dit aux militants tunisiens, les coordonnées spatiales de ce défi sont claires et se jouent sur un plan immédiatement transnational : en particulier, l'Afrique du Nord d'un côté, et l'Europe de l'autre. Mais ce n'est pas une question de solidarité générique, qui risquerait de finir dans le piège de l’identité ou dans la puanteur de la charité coloniale.

« La meilleure façon d'aider le peuple palestinien à se libérer est de nous libérer nous-mêmes », a résumé parfaitement un camarade.

La gauche européenne – vautrée dans sa défaite et/ou dans une autocélébration dénuée de vision politique – pourrait apprendre beaucoup de cette université, si seulement elle avait le désir de comprendre, d’enquêter, d’organiser le commun et de respirer ce nouvel air de liberté.

Voir l'agenda du Liberation Without Borders Tour :

http://liberationwithoutborderstour.blogspot.com/

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