Assemblée de la Puerta del Sol
Intervention d’Agustín García Calvo
Madrid
19 mai 2011
Traduction de la retranscription :
Marjolaine François et Manuel Martinez
Agustin Garcia Calvo est un auteur espagnol (philologie,
théâtre, poésie,linguistique,essais et pamphlets).
Texte et ressources en espagnol
En 1965 il fut destitué de son poste d’enseignant de Philologie
latin-grec de l’Université de Madrid, pour sa participation au
soulèvement étudiant. Il s’exila par la suite à Paris où il
travailla notamment comme traducteur chez les éditions Ruedo
Iberico. En 1975, il regagna son poste à l’Université de Complutense.
Pour l’instant, seules deux brochures ont été traduites en
français et publiées à l’Atelier de Création Libertaire : Contre la
Démocratie - Contre la Paix (texte intégral à télécharger) et
Qu’est-ce que l’Etat ?
Vous êtes la joie, la joie de l’inespéré, de ce qui n’est pas prévu, ni
par les autorités et les gouvernements, ni par les partis
politiques quelle qu’en soit la couleur, véritablement imprévu :
vous-mêmes, ou la plupart d’entre vous, il y a quelques mois ou
quelques semaines, n’aviez pas non plus prévu que cela pouvait
surgir. La joie est l’inespéré et il n’y a pas d’autre joie que
celle-là, il n’y a pas de futur, comme je le répéterai désormais.
Malgré cela je vais dire quelque chose qui peut sembler
contradictoire : j’espérais cela depuis quarante et quelques
années, quarante-six ans. [Applaudissements.]
Je vous raconte un peu comment : dans les années soixante, comme l’ont
entendu les plus jeunes, commença à se soulever de par le monde une
vague d’étudiants principalement, dans les universités, les
campus, de Tokyo, de Californie... En 65, en février, cette vague arriva
à Madrid. Je me suis laissé emporter par elle avec beaucoup de joie,
quoiqu’il m’en coûta. Comme vous le savez, la vague continua ensuite en
Allemagne avec Rudi Dutschke le Rouge, puis en France, avec le fameux
Mai français, où elle s’acheva plus ou moins. Je vais vous dire
comment je perçois le lien entre l’année 65 et maintenant. Peut-être
parmi les plus vieux, ou pas si vieux que ça, certains pourront vous
le dire : sans doute les parents des plus vieux d’entre vous étaient
alors étudiants à Madrid, courant avec moi devant la guardia civil,
les gris comme on les appelait... mais pour ma part, je dirais qu’en
ces années dans le monde avancé ou « premier », s’établissait un
régime, un régime de pouvoir, qui est justement celui que vous
subissez avec moi aujourd’hui... Je m’arrête un peu le temps que...
[Beaucoup de bruits. Une voix : « Ne t’arrête pas, continue ! »]... ce
régime était en train de s’établir, celui que vous subissez avec moi
aujourd’hui, et qui est, pour le dire brièvement, le régime, la forme
de pouvoir dans laquelle l’État, la gouvernance, l’administration
étatique, se confondent entièrement avec le capital, les finances,
l’investissement financier : entièrement confondus.
[Applaudissements et cris.] En simplifiant, on peut dire que c’est le
Régime de l’Argent, et je crois que beaucoup d’entre vous, par le bas,
soupçonnent que c’est principalement contre cela que vous vous
soulevez, que vous avez envie de crier, de dire la seule chose que le
peuple sait dire : Non ! [Longs applaudissements. Des voix : « C’est
ça ! »]
Ce qui me soulevait à trente-neuf ans, voilà quarante-six ans,
atteint maintenant son point culminant, sa quasi-vieillesse : le
régime de l’État-Capital, le régime de l’argent, donne effectivement
des signes de sa fatigue avec, entre autres choses qui vous
parviennent, sa fable d’une crise permanente, ses chiffres et
statistiques, avec lesquels, chaque jour, ils tentent de vous
distraire, pour que vous ne sentiez pas, que vous ne vous rendiez pas
compte de ce qui se passe derrière ces chiffres et ces noms que les
gouvernements et partis vous fournissent. Il est donc logique que
je me trouve parmi vous en ce moment de vieillissement du Régime, plus
que de maturité, comme je me trouvais à ses commencements. Selon
moi, le soulèvement des étudiants de par le monde en 65 répondait à
une prise de conscience de ce qui s’abattait sur nous ; à présent
vous avez souffert beaucoup plus directement de ce qu’est le régime,
quels que soient les noms que vous donnez à cette souffrance, et c’est
donc aussi logique qu’inespéré que vous vous souleviez et portiez
votre voix contre lui.
Je pourrais vous en dire plus, mais ce n’est pas ce que je voulais
faire ici, car en collaborant à ma façon à ce soulèvement, ou peu
importe le nom que vous lui donnez, je ne veux pas avoir l’air de venir
vous donner des conseils, mais malgré tout je veux partager quelques
suggestions, surtout négatives. La première est de ne jamais
compter en quoi que ce soit sur l’État, quel qu’il soit : sur aucune
forme d’organisation étatique. [Applaudissements.] Je vois que c’est
une erreur que beaucoup d’entre vous perçoivent sans qu’il y ait
besoin de le dire. Il en découle que l’on ne peut en aucun cas se servir
de la Démocratie, ni du nom ’démocratie’. Désolé, je vois bien que
cela n’éveille pas d’applaudissements immédiats, mais il faut
insister là-dessus. Je comprends que choisir des devises comme «
Démocratie réelle tout de suite » peut être, pour celui qui l’inventa,
une tactique, une tactique pour ne pas trop se dévoiler, car il
semblerait que dire frontalement et immédiatement « Non à
n’importe quel État, démocratique ou pas ! », pourrait sonner mal.
Cette timidité ou cette modestie peut l’expliquer, mais je crois
qu’il est temps se défaire de cette tromperie. La Démocratie est un
trompe-l’œil, c’est une tromperie pour ce qui reste en nous de peuple
vivant ; ça l’est depuis qu’elle fut inventée par les grecs à Athènes
ou ailleurs. C’est un trompe-l’œil fondé sur la confusion que le nom
lui-même dénonce : demo et kratos. Kratos est le pouvoir et Demo serait
supposé être le peuple, et, quels que soient les avatars de n’importe
quelle histoire, le peuple ne peut jamais avoir le pouvoir : le
pouvoir est contre le peuple.[Bravos.] C’est une chose trop claire,
mais il faut bien la comprendre. [Applaudissements.] Je suppose que
cette contradiction présente dans le nom même de démocratie vous
encourage à comprendre cela véritablement. Le régime
démocratique est simplement le régime le plus avancé, le plus
parfait, celui qui a donné les meilleurs résultats, celui qui est
arrivé à produire le Régime du Bien-être dans lequel ils nous disent
que nous vivons ; c’est simplement ça, mais il ne cesse pas à la fois
d’être le Pouvoir, le même que toujours. Au plus le régime se parfait,
au plus il est avancé, au plus ses manèges pour tromper et pour manier
le mensonge, ce qui est essentiel à n’importe quel État, se
perfectionnent. De sorte que, si certains d’entre vous ont
l’illusion d’accéder à une démocratie meilleure, je leur
demanderai de se détourner de ce chemin. Ce n’est pas par là, ce
n’est pas par là... Et si votre soulèvement parvient à atteindre un
caractère organisé, semblable en définitif à l’administration
de l’État, il serait déjà, par cela même, perdu, il ne ferait rien de
plus que répéter une fois de plus la même histoire sous d’autres
formes plus perfectionnées parce qu’il assimilerait ainsi la
protestation, le soulèvement lui-même, ce qui est la façon par
laquelle l’État a peu à peu avancé au travers de révolutions
toujours manquées ; c’est justement ce dont ils ont besoin parce que
pour continuer à être lui-même, l’Argent se doit de changer, changer
pour demeurer le même : voilà le grand manège qui pèse au-dessus de
nous. Quand je vous suggère ou vous demande de renoncer aux idées d’un
autre État meilleur, d’un autre pouvoir meilleur et vous rappelle
que... [Immense vacarme sur la Place.] … je vais terminer et vous
laisser vous entretenir d’autres choses plus amusantes que moi.
Quand j’ose vous recommander la désillusion de n’importe quelle forme
de pouvoir, et que je barre par conséquent de la liste quelques-unes
des revendications que vos dirigeants ont établies ou divulguées,
j’essaye de vous détromper en même temps d’une autre chose, qui est le
Futur, le Futur : voilà l’ennemi. Vous comprenez bien qu’en
repoussant l’intention de trouver un meilleur régime par votre
soulèvement, je cherche à vous détromper du Futur. [Une voix : «
Que proposes-tu ? »] C’est avec le Futur qu’ils nous trompent, les
vieux, mais surtout les plus jeunes, chaque jour. Ils nous disent : «
Vous avez beaucoup de Futur. » ou « Vous devez construire votre Futur.
», « Chacun se doit de construire son Futur. », et tout cela n’est rien
de plus -bien qu’ils ne le disent pas- qu’une résignation à la mort, à
la mort future. Le Futur, c’est cela ; le Futur, c’est ce qui est
nécessaire au Capital ; l’Argent n’est rien d’autre que crédit,
c’est-à-dire du Futur, une foi dans le Futur. Si l’on ne pouvait pas
tenir de comptes, il n’y aurait ni Banque, ni budgets étatiques. Le
Futur est à eux, c’est leur arme. Par conséquent, ne le laissez jamais
résonner à vos oreilles comme quelque chose de béni ou de bénéfique
: il doit résonner comme la mort, ce qu’est justement le Futur. Ce
que nous sommes en train de faire ici, ce que vous êtes en train de
faire ici, cela parlera de soi-même, mais nous n’avons pas de Futur.
Nous n’avons pas de Futur parce que c’est le propre des entreprises,
des finances et du Capital. Vous n’avez pas de Futur ! : c’est ce qu’il
faut avoir le courage de dénoncer.
Je vais m’arrêter là, je n’avancerai plus de suggestions pour le
moment. Une chose néanmoins, plus pratique : j’aimerais évidemment
qu’après les fameuses élections du 22 mai, qui perturbent beaucoup
(vous vous êtes aperçus que non seulement les Médias vous
embrouillent avec la question des élections puisqu’ils n’ont rien de
mieux à faire, mais aussi que beaucoup d’entre vous perdez beaucoup de
temps à penser à ce qu’il faut faire, voter ou non, voter pour untel ou
untel), c’est une perturbation formidable, mon désir serait donc
qu’une fois passé cet emmerdement, cette idiotie du vote, vous
continuiez à être vivants et plus ou moins ensemble, les uns avec les
autres.[Applaudissements.] Et dans ce cas, je vous suggèrerai pour
l’instant une tactique (continuer à faire les assemblées ici est
probablement une erreur que l’on ne peut soutenir encore
longtemps) : évidemment, je pense que vous le savez tous, il ne peut y
avoir d’Organe ni décisif, ni représentatif autre que les
assemblées. Et voici pourquoi [Applaudissements.] : Il ne peut y en
avoir car les assemblées comme celle-ci ont un grand avantage : on ne
sait pas combien on est, on y entre et on en sort à tous moments, et on
ne peut jamais compter, de sorte qu’on ne peut jamais voter comme le
font les Démocrates parce qu’on ne sait pas combien on est, et qu’il
n’y a lieu de faire ni statistiques ni décomptes. C’est ce qui
rapproche une grande assemblée de ce que peut être le peuple, qui
n’existe pas mais qu’il y a et qui reste en dessous des personnes,
qui elles, oui, peuvent être comptées en nombre d’âmes et en nombre de
votes ; contrairement à ce qu’il y a en dessous d’elles. Ne renoncez
donc jamais aux assemblées. Voilà pour la digression.
Maintenant je me tourne un moment vers ceux d’entre vous qui sont plus
ou moins étudiants et qui me touchent de plus près : une des tâches les
plus immédiates serait d’occuper les écoles, les facultés...
[Applaudissements.] Et je termine en vous disant pourquoi : parce cela
fait longtemps que sous le Régime du Bien-être, sous le Régime dont
nous pâtissons, les centres d’enseignements, les Universités, ont
été réduits à une seule condition réelle, qui est celle de l’examen :
examiner, le reste n’est que littérature. [Applaudissements.] Ils
doivent examiner pour produire ainsi les futurs fonctionnaires
aussi bien du Capital que de l’État ou de l’Université elle-même, qui
est aussi un instrument de l’État. [Interruption par des chants sur la
place]
Donc, et pour finir, ma suggestion va dans ce sens : occupation des
centres, leur faire reconnaître qu’ils ne sont là ni pour enseigner
ni pour rechercher ni pour rien d’autre qui ne soit examiner,
examiner et produire de futurs fonctionnaires. Ils sont en train
de créer votre futur, en cela il ne vous trompe pas, et l’action la plus
immédiate, quelle peut-elle être ? : eh bien naturellement la
destruction, le boycott des examens en cours ; par exemple, de ceux
qui viennent de commencer maintenant, en mai. Cela vient du cœur.
[Applaudissements.] Avec ça, qui peut paraître un peu tiré par les
cheveux, mais pas tant si vous y réfléchissez un peu, en se
souvenant que la soumission aux examens est simplement une
soumission au futur, que nous, nous n’avons pas de futur, et en se
souvenant que les centres où vous êtes ne sont destinés qu’à cela,
à la fabrication du futur et d’une quantité donnée de
fonctionnaires, peut-être la proposition ne paraîtra pas aussi
insensée. Mais qu’elle vous le paraisse ou non, je vous dis au revoir,
en vous répétant la joie que cela m’a apporté, si inespéré et que
j’espérais pourtant depuis 65. Salut ! [MERCI !]
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