01/06/2011

« Non à n’importe quel État, démocratique ou pas ! » Agustín García Calvo à la Puerta del Sol

Assemblée de la Puerta del Sol
Intervention d’Agustín García Calvo
Madrid
19 mai 2011
Traduction de la retranscription :
Marjolaine François et Manuel Martinez


    Agustin Garcia Calvo est un auteur espa­gnol (phi­lo­lo­gie,
théâ­tre, poésie,lin­guis­ti­que,essais et pam­phlets).
    Texte et res­sour­ces en espa­gnol
    En 1965 il fut des­ti­tué de son poste d’ensei­gnant de Philologie
latin-grec de l’Université de Madrid, pour sa par­ti­ci­pa­tion au
sou­lè­ve­ment étudiant. Il s’exila par la suite à Paris où il
tra­vailla notam­ment comme tra­duc­teur chez les éditions Ruedo
Iberico. En 1975, il rega­gna son poste à l’Université de Complutense.
Pour l’ins­tant, seules deux bro­chu­res ont été tra­dui­tes en
fran­çais et publiées à l’Atelier de Création Libertaire : Contre la
Démocratie - Contre la Paix (texte inté­gral à télé­char­ger) et
Qu’est-ce que l’Etat ?

Vous êtes la joie, la joie de l’ines­péré, de ce qui n’est pas prévu, ni
par les auto­ri­tés et les gou­ver­ne­ments, ni par les partis
poli­ti­ques quelle qu’en soit la cou­leur, véri­ta­ble­ment imprévu :
vous-mêmes, ou la plu­part d’entre vous, il y a quel­ques mois ou
quel­ques semai­nes, n’aviez pas non plus prévu que cela pou­vait
surgir. La joie est l’ines­péré et il n’y a pas d’autre joie que
celle-là, il n’y a pas de futur, comme je le répé­te­rai désor­mais.
Malgré cela je vais dire quel­que chose qui peut sem­bler
contra­dic­toire : j’espé­rais cela depuis qua­rante et quel­ques
années, qua­rante-six ans. [Applaudissements.]

Je vous raconte un peu com­ment : dans les années soixante, comme l’ont
entendu les plus jeunes, com­mença à se sou­le­ver de par le monde une
vague d’étudiants prin­ci­pa­le­ment, dans les uni­ver­si­tés, les
campus, de Tokyo, de Californie... En 65, en février, cette vague arriva
à Madrid. Je me suis laissé empor­ter par elle avec beau­coup de joie,
quoiqu’il m’en coûta. Comme vous le savez, la vague conti­nua ensuite en
Allemagne avec Rudi Dutschke le Rouge, puis en France, avec le fameux
Mai fran­çais, où elle s’acheva plus ou moins. Je vais vous dire
com­ment je per­çois le lien entre l’année 65 et main­te­nant. Peut-être
parmi les plus vieux, ou pas si vieux que ça, cer­tains pour­ront vous
le dire : sans doute les parents des plus vieux d’entre vous étaient
alors étudiants à Madrid, cou­rant avec moi devant la guar­dia civil,
les gris comme on les appe­lait... mais pour ma part, je dirais qu’en
ces années dans le monde avancé ou « pre­mier », s’établissait un
régime, un régime de pou­voir, qui est jus­te­ment celui que vous
subis­sez avec moi aujourd’hui... Je m’arrête un peu le temps que...
[Beaucoup de bruits. Une voix : « Ne t’arrête pas, conti­nue ! »]... ce
régime était en train de s’établir, celui que vous subis­sez avec moi
aujourd’hui, et qui est, pour le dire briè­ve­ment, le régime, la forme
de pou­voir dans laquelle l’État, la gou­ver­nance, l’admi­nis­tra­tion
étatique, se confon­dent entiè­re­ment avec le capi­tal, les finan­ces,
l’inves­tis­se­ment finan­cier : entiè­re­ment confon­dus.
[Applaudissements et cris.] En sim­pli­fiant, on peut dire que c’est le
Régime de l’Argent, et je crois que beau­coup d’entre vous, par le bas,
soup­çon­nent que c’est prin­ci­pa­le­ment contre cela que vous vous
sou­le­vez, que vous avez envie de crier, de dire la seule chose que le
peuple sait dire : Non ! [Longs applau­dis­se­ments. Des voix : « C’est
ça ! »]

Ce qui me sou­le­vait à trente-neuf ans, voilà qua­rante-six ans,
atteint main­te­nant son point culmi­nant, sa quasi-vieillesse : le
régime de l’État-Capital, le régime de l’argent, donne effec­ti­ve­ment
des signes de sa fati­gue avec, entre autres choses qui vous
par­vien­nent, sa fable d’une crise per­ma­nente, ses chif­fres et
sta­tis­ti­ques, avec les­quels, chaque jour, ils ten­tent de vous
dis­traire, pour que vous ne sen­tiez pas, que vous ne vous ren­diez pas
compte de ce qui se passe der­rière ces chif­fres et ces noms que les
gou­ver­ne­ments et partis vous four­nis­sent. Il est donc logi­que que
je me trouve parmi vous en ce moment de vieillis­se­ment du Régime, plus
que de matu­rité, comme je me trou­vais à ses com­men­ce­ments. Selon
moi, le sou­lè­ve­ment des étudiants de par le monde en 65 répon­dait à
une prise de cons­cience de ce qui s’abat­tait sur nous ; à pré­sent
vous avez souf­fert beau­coup plus direc­te­ment de ce qu’est le régime,
quels que soient les noms que vous donnez à cette souf­france, et c’est
donc aussi logi­que qu’ines­péré que vous vous sou­le­viez et por­tiez
votre voix contre lui.

Je pour­rais vous en dire plus, mais ce n’est pas ce que je vou­lais
faire ici, car en col­la­bo­rant à ma façon à ce sou­lè­ve­ment, ou peu
importe le nom que vous lui donnez, je ne veux pas avoir l’air de venir
vous donner des conseils, mais malgré tout je veux par­ta­ger quel­ques
sug­ges­tions, sur­tout néga­ti­ves. La pre­mière est de ne jamais
comp­ter en quoi que ce soit sur l’État, quel qu’il soit : sur aucune
forme d’orga­ni­sa­tion étatique. [Applaudissements.] Je vois que c’est
une erreur que beau­coup d’entre vous per­çoi­vent sans qu’il y ait
besoin de le dire. Il en découle que l’on ne peut en aucun cas se servir
de la Démocratie, ni du nom ’démo­cra­tie’. Désolé, je vois bien que
cela n’éveille pas d’applau­dis­se­ments immé­diats, mais il faut
insis­ter là-dessus. Je com­prends que choi­sir des devi­ses comme «
Démocratie réelle tout de suite » peut être, pour celui qui l’inventa,
une tac­ti­que, une tac­ti­que pour ne pas trop se dévoi­ler, car il
sem­ble­rait que dire fron­ta­le­ment et immé­dia­te­ment « Non à
n’importe quel État, démo­cra­ti­que ou pas ! », pour­rait sonner mal.
Cette timi­dité ou cette modes­tie peut l’expli­quer, mais je crois
qu’il est temps se défaire de cette trom­pe­rie. La Démocratie est un
trompe-l’œil, c’est une trom­pe­rie pour ce qui reste en nous de peuple
vivant ; ça l’est depuis qu’elle fut inven­tée par les grecs à Athènes
ou ailleurs. C’est un trompe-l’œil fondé sur la confu­sion que le nom
lui-même dénonce : demo et kratos. Kratos est le pou­voir et Demo serait
sup­posé être le peuple, et, quels que soient les ava­tars de n’importe
quelle his­toire, le peuple ne peut jamais avoir le pou­voir : le
pou­voir est contre le peuple.[Bravos.] C’est une chose trop claire,
mais il faut bien la com­pren­dre. [Applaudissements.] Je sup­pose que
cette contra­dic­tion pré­sente dans le nom même de démo­cra­tie vous
encou­rage à com­pren­dre cela véri­ta­ble­ment. Le régime
démo­cra­ti­que est sim­ple­ment le régime le plus avancé, le plus
par­fait, celui qui a donné les meilleurs résul­tats, celui qui est
arrivé à pro­duire le Régime du Bien-être dans lequel ils nous disent
que nous vivons ; c’est sim­ple­ment ça, mais il ne cesse pas à la fois
d’être le Pouvoir, le même que tou­jours. Au plus le régime se par­fait,
au plus il est avancé, au plus ses manè­ges pour trom­per et pour manier
le men­songe, ce qui est essen­tiel à n’importe quel État, se
per­fec­tion­nent. De sorte que, si cer­tains d’entre vous ont
l’illu­sion d’accé­der à une démo­cra­tie meilleure, je leur
deman­de­rai de se détour­ner de ce chemin. Ce n’est pas par là, ce
n’est pas par là... Et si votre sou­lè­ve­ment par­vient à attein­dre un
carac­tère orga­nisé, sem­bla­ble en défi­ni­tif à l’admi­nis­tra­tion
de l’État, il serait déjà, par cela même, perdu, il ne ferait rien de
plus que répé­ter une fois de plus la même his­toire sous d’autres
formes plus per­fec­tion­nées parce qu’il assi­mi­le­rait ainsi la
pro­tes­ta­tion, le sou­lè­ve­ment lui-même, ce qui est la façon par
laquelle l’État a peu à peu avancé au tra­vers de révo­lu­tions
tou­jours man­quées ; c’est jus­te­ment ce dont ils ont besoin parce que
pour conti­nuer à être lui-même, l’Argent se doit de chan­ger, chan­ger
pour demeu­rer le même : voilà le grand manège qui pèse au-dessus de
nous. Quand je vous sug­gère ou vous demande de renon­cer aux idées d’un
autre État meilleur, d’un autre pou­voir meilleur et vous rap­pelle
que... [Immense vacarme sur la Place.] … je vais ter­mi­ner et vous
lais­ser vous entre­te­nir d’autres choses plus amu­san­tes que moi.
Quand j’ose vous recom­man­der la désillu­sion de n’importe quelle forme
de pou­voir, et que je barre par consé­quent de la liste quel­ques-unes
des reven­di­ca­tions que vos diri­geants ont établies ou divul­guées,
j’essaye de vous détrom­per en même temps d’une autre chose, qui est le
Futur, le Futur : voilà l’ennemi. Vous com­pre­nez bien qu’en
repous­sant l’inten­tion de trou­ver un meilleur régime par votre
sou­lè­ve­ment, je cher­che à vous détrom­per du Futur. [Une voix : «
Que pro­po­ses-tu ? »] C’est avec le Futur qu’ils nous trom­pent, les
vieux, mais sur­tout les plus jeunes, chaque jour. Ils nous disent : «
Vous avez beau­coup de Futur. » ou « Vous devez cons­truire votre Futur.
», « Chacun se doit de cons­truire son Futur. », et tout cela n’est rien
de plus -bien qu’ils ne le disent pas- qu’une rési­gna­tion à la mort, à
la mort future. Le Futur, c’est cela ; le Futur, c’est ce qui est
néces­saire au Capital ; l’Argent n’est rien d’autre que crédit,
c’est-à-dire du Futur, une foi dans le Futur. Si l’on ne pou­vait pas
tenir de comp­tes, il n’y aurait ni Banque, ni bud­gets étatiques. Le
Futur est à eux, c’est leur arme. Par consé­quent, ne le lais­sez jamais
réson­ner à vos oreilles comme quel­que chose de béni ou de béné­fi­que
: il doit réson­ner comme la mort, ce qu’est jus­te­ment le Futur. Ce
que nous sommes en train de faire ici, ce que vous êtes en train de
faire ici, cela par­lera de soi-même, mais nous n’avons pas de Futur.
Nous n’avons pas de Futur parce que c’est le propre des entre­pri­ses,
des finan­ces et du Capital. Vous n’avez pas de Futur ! : c’est ce qu’il
faut avoir le cou­rage de dénon­cer.

Je vais m’arrê­ter là, je n’avan­ce­rai plus de sug­ges­tions pour le
moment. Une chose néan­moins, plus pra­ti­que : j’aime­rais évidemment
qu’après les fameu­ses élections du 22 mai, qui per­tur­bent beau­coup
(vous vous êtes aper­çus que non seu­le­ment les Médias vous
embrouillent avec la ques­tion des élections puisqu’ils n’ont rien de
mieux à faire, mais aussi que beau­coup d’entre vous perdez beau­coup de
temps à penser à ce qu’il faut faire, voter ou non, voter pour untel ou
untel), c’est une per­tur­ba­tion for­mi­da­ble, mon désir serait donc
qu’une fois passé cet emmer­de­ment, cette idio­tie du vote, vous
conti­nuiez à être vivants et plus ou moins ensem­ble, les uns avec les
autres.[Applaudissements.] Et dans ce cas, je vous sug­gè­re­rai pour
l’ins­tant une tac­ti­que (conti­nuer à faire les assem­blées ici est
pro­ba­ble­ment une erreur que l’on ne peut sou­te­nir encore
long­temps) : évidemment, je pense que vous le savez tous, il ne peut y
avoir d’Organe ni déci­sif, ni repré­sen­ta­tif autre que les
assem­blées. Et voici pour­quoi [Applaudissements.] : Il ne peut y en
avoir car les assem­blées comme celle-ci ont un grand avan­tage : on ne
sait pas com­bien on est, on y entre et on en sort à tous moments, et on
ne peut jamais comp­ter, de sorte qu’on ne peut jamais voter comme le
font les Démocrates parce qu’on ne sait pas com­bien on est, et qu’il
n’y a lieu de faire ni sta­tis­ti­ques ni décomp­tes. C’est ce qui
rap­pro­che une grande assem­blée de ce que peut être le peuple, qui
n’existe pas mais qu’il y a et qui reste en des­sous des per­son­nes,
qui elles, oui, peu­vent être comp­tées en nombre d’âmes et en nombre de
votes ; contrai­re­ment à ce qu’il y a en des­sous d’elles. Ne renon­cez
donc jamais aux assem­blées. Voilà pour la digres­sion.

Maintenant je me tourne un moment vers ceux d’entre vous qui sont plus
ou moins étudiants et qui me tou­chent de plus près : une des tâches les
plus immé­dia­tes serait d’occu­per les écoles, les facultés...
[Applaudissements.] Et je ter­mine en vous disant pour­quoi : parce cela
fait long­temps que sous le Régime du Bien-être, sous le Régime dont
nous pâtis­sons, les cen­tres d’ensei­gne­ments, les Universités, ont
été réduits à une seule condi­tion réelle, qui est celle de l’examen :
exa­mi­ner, le reste n’est que lit­té­ra­ture. [Applaudissements.] Ils
doi­vent exa­mi­ner pour pro­duire ainsi les futurs fonc­tion­nai­res
aussi bien du Capital que de l’État ou de l’Université elle-même, qui
est aussi un ins­tru­ment de l’État. [Interruption par des chants sur la
place]

Donc, et pour finir, ma sug­ges­tion va dans ce sens : occu­pa­tion des
cen­tres, leur faire reconnaî­tre qu’ils ne sont là ni pour ensei­gner
ni pour recher­cher ni pour rien d’autre qui ne soit exa­mi­ner,
exa­mi­ner et pro­duire de futurs fonc­tion­nai­res. Ils sont en train
de créer votre futur, en cela il ne vous trompe pas, et l’action la plus
immé­diate, quelle peut-elle être ? : eh bien natu­rel­le­ment la
des­truc­tion, le boy­cott des exa­mens en cours ; par exem­ple, de ceux
qui vien­nent de com­men­cer main­te­nant, en mai. Cela vient du cœur.
[Applaudissements.] Avec ça, qui peut paraî­tre un peu tiré par les
che­veux, mais pas tant si vous y réflé­chis­sez un peu, en se
sou­ve­nant que la sou­mis­sion aux exa­mens est sim­ple­ment une
sou­mis­sion au futur, que nous, nous n’avons pas de futur, et en se
sou­ve­nant que les cen­tres où vous êtes ne sont des­ti­nés qu’à cela,
à la fabri­ca­tion du futur et d’une quan­tité donnée de
fonc­tion­nai­res, peut-être la pro­po­si­tion ne paraî­tra pas aussi
insen­sée. Mais qu’elle vous le paraisse ou non, je vous dis au revoir,
en vous répé­tant la joie que cela m’a apporté, si ines­péré et que
j’espé­rais pour­tant depuis 65. Salut ! [MERCI !]

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