27/04/2011

L’Italian Theory et la révolte du savoir vivant



de MATTEO PASQUINELLI
Pour une némésis étrange mais pas du tout aléatoire, au moment-même de la crise de l’académie anglo-américaine, nous sommes témoins au sein de ses départements de la montée « hégémonique » de la philosophie politique italienne.  De Londres à la Californie les noms de Antonio Negri et Paolo Virno, Christian Marazzi et Sandro Mezzadra, Maurizio Lazzarato et Franco Berardi Bifo, avec de nombreux autres, se trouvent référencés aux premiers rangs de nombreuses publications académiques (indexées par les algorithmes impassibles de Google Scholar) jusque dans les catalogues des biennales (adoptées par de plus mondains critiques d’art). La répression d’Etat de l’anomalie italienne dans les années 1970 semble aujourd’hui vengée par une fertile diaspora intellectuelle.
Sous le nouveau terme-parapluie de Italian Theory on organise une quantité remarquable de conférences, de séminaires et de publications autour de ces penseurs qui ont fait transborder l’operaismo italien de l’autre côté de l’océan ou initié une nouvelle lecture de la biopolitique (tout particulièrement avec Giorgio Agamben et Roberto Esposito) dans ces facultés anesthésiées par la révolution séculaire des Cultural Studies, de la philosophie postmoderne ou de la tradition analytique. Il suffit de considérer, en 2010 seulement, la conférence à l’Université de Pittsburgh lors du dixième anniversaire d’Empire de Michael Hardt et Antonio Negri ou le symposium qui s’est tenu à la Cornell University de New York autour de la notion de « commun ». En mai 2011 à Amsterdam, se tiendra la conférence Post-Autonomia sur la dissémination de la pensée ouvriériste parmi les jeunes générations de chercheurs (conférence financée par une généreuse bourse publique).
            Il s’agit bien sûr d’une némésis à deux faces, si la critique au capitalisme cognitif, la notion de multitude et la figure du travailleur précaire sont récupérés par les systèmes académiques pour changer d’habit à la théorie sans pour autant mettre en discussion hiérarchies et disciplines, quand ses auteurs ont toujours vécu aux marges ou ne peuvent plus mettre pied dans l’académie de chez nous.
Généalogie du matérialisme antagoniste
Le nom de Italian Theory indique déjà une réception anglophone et calque la précédente étiquette de French Theory par laquelle le poststructuralisme français a été absorbé et neutralisé (d’auteurs d’ontologie comme Foucault, Deleuze et Guattari jusqu’à des aérolites de l’espèce de Baudrillard). La première brèche dans l’académie américaine est pourtant à faire remonter à la publication de Radical Thought in Italy par Michael Hardt et Paolo Virno en 1996, précédemment annoncée par l’anthologie Autonomia : Post-Political Politics sous la responsabilité de Lotringer et Marazzi dans le lointain 1980, quand New York mélangeait graffitis de Basquiat et théorie underground. Mais au-delà des équilibrismes académiques, le passage de la French Theory à l’Italian Theory a ses motivations historiques.
            Dans le pamphlet La differenza italiana (2005), Negri rappelle que la pensée postmoderne a fait sauter les catégories hégéliennes, bourgeoises et patriarcales du moderne, mais en laissant un horizon de différences ambivalentes et indécidables. Dans les années qui précèdent, c’était l’ouvriérisme de  Mario Tronti et le féminisme de Luisa Muraro, Negri écrit, qui fit rentrer la polarisation des luttes sociales dans l’ « ontologie italienne » du XIXème siècle. Faite sienne l’intuition séparatiste et irréductible des maîtres, Negri revendique pour l’ouvriérisme le projet d’une ontologie constituante en reprenant le fil du discours là où la pensée française avait laissé désir et micropolitique.
            Le texte de Negri donne le titre aussi à l’anthologie The Italian Difference : Between Nihilism and Biopolitics (2009), une panoramique qui met à côté la tradition constituante et celles du nihilisme de Massimo Cacciari et de la biopolitique de Giorgio Agamben. En suivant ce tracé, Roberto Esposito dans son Pensiero vivente. Origine e attualità della filosofia italiana (publié par Einaudi et reçu comme le bréviaire de l’Italian Theory avant même d’être traduit en français) a décrit la particularité de la tradition italienne dans son être antagoniste au pouvoir - cohérence payée cher de Giordano Bruno à Gramsci. Cet ensemble de tumulte et praxis instituante, cette immanence de l’antagonisme, est retracé par Roberto Esposito dans une histoire idéale qui de Mario Tronti remonte jusqu’à Machiavel. Matérialisme antagoniste qui est esthétisé dans la Bataille de Anghiari de Léonard, figure de la Lutte qui fusionne homme et animal, comme chez le centaure machiavélien.
            Esposito contextualise l’émergence de la « différence italienne » dans la crise de ces écoles européennes qui ont été fondées sur le primat du langage : la philosophie analytique anglaise, l’herméneutique allemande et le déconstructionnisme français. En dehors des limites académiques, cette crise est peut-être plus l’indice de la pression des nouvelles formes de travail. Du « Fragment sur les machines » dans les Grundrisse de Marx au concept de capitalisme cognitif, en effet, la pensée ouvriériste n’a jamais considéré le langage comme une « maison de l’être », mais au contraire comme un moyen de production au centre du travail contemporain. La raison principale pour laquelle de l’autre côté de l’océan on adopte l’Italian Theory c’est justement en vertu du fait qu’il s’agit de l’une des rares lectures antagonistes et non logocentriques des grands appareils de l’ « économie de la connaissance », du travail immatériel et de la network society (comme le remarquait le canadien Nick Dyer-Witheford dans son Cyber-Marx déjà en 1999).
            Au tournant linguistique de l’économie politique (marxiste ou libérale) n’a jamais correspondu dans la philosophie du langage un tournant économico-politique. Ainsi, nous pouvons comprendre peut-être l’opération philosophique de Virno au cours de ces dernières années : au lieu de forcer les bastions de la philosophie analytique par son dehors, il en a cherché les clés internes pour les ouvrir, de l’intérieur, à la politique. De manière analogue, de l’intérieur de l’école analytique et en cherchant à se séparer de l’héritage d’Alain Badiou, le groupe de jeunes philosophes du courant Speculative Realism (qui se recueille autour de la revue anglaise Collapse) s’efforce aujourd’hui de rejoindre les côtes du matérialisme continental per via negativa, en déployant des centaines de pages de Kant pour rendre compte de ce concept de conatus pour lequel suffit à Spinoza une seule proposition de l’Ethique.

Idéologie du réalisme capitaliste
Le monde académique nord-européen se trouve encore dominé par une autre école logocentrique oubliée par Esposito, la psychanalyse lacanienne de rite slovène qui entend le capitalisme simplement comme un effet de réalité idéologiquement médié. La pendule hypnotique de Slavoj Zizek ne laisse pas d’échappatoires et récite plus ou moins comme ça : l’idéologie n’est pas quelque chose de conscient et abstrait ; par exemple, chaque fois que nous croyons que l’économie soit un fait empirique et naturel, c’est justement là qu’intervient l’idéologie. Cette lecture est appliquée avec la même générosité à l’économiste bourgeois comme au marxiste, lui aussi responsable d’un économicisme excessif (comme Badiou aime le souligner). Pour cette école de pensée le problème s’appelle donc « Réalisme Capitaliste » (pour citer le titre d’un récent livre de Mark Fisher) et l’engagement politique se résout dans l’exercice psychanalytique de soulever le voile de maya de l’idéologie quotidienne.
            Contre le péché de la « passion pour le réel » de la pensée italienne, Zizek décrit l’activisme exactement comme le désir lacanien : non pas lié à l’hic et nunc, mais comme un signe qui renvoie toujours ailleurs. Le comportement économique se décrit donc comme un langage, l’imaginaire politique devient une grammaire manipulable, le militantisme est toujours prédéterminé par un « ordre symbolique » dans une grille de rôles. Comme pour Badiou, Zizek est présenté comme un marxiste dans les symposiums du monde entier : mais le sien est un « marxisme sans Marx », tandis que la critique d’une économie politique est relayée au rôle de simulacre de l’idéologie. Dans tout cela, il ne nous étonne pas que Zizek confonde la philosophie avec la critique cinématographique. Le sien n’est pas un « Communisme Métaphysique » qui ne se salirait pas les mains avec les luttes réelles - comme on le remarque souvent. Il s’agit peut-être plus simplement d’un « Communisme Avatar ». Et ce n’est pas un hasard si la deuxième édition de la conférence Idea of Communism organisée par Zizek et Badiou à Berlin en 2010 fut spécialement dédiée aux productions théâtrales sur le thème.
            Mais si la pensée italienne est allée « à l’école » dans les luttes des années 1960 et 1970, quel a été le gymnase historique de ce paradigme théorique particulier ? La lecture insistante de Zizek sur le néolibéralisme comme appareil idéologique ne se forme pas, paradoxalement, sur la base du Washington consensus, mais bien aux temps du réalisme socialiste. Si l’Ecole de Francfort adopta l’appareil de propagande nazi comme un calque pour décrire l’industrie culturelle américaine, ainsi Zizek emploie – contre la pensée unique néolibérale – les outils conceptuels développés sous l’idéologie du rideau de fer et de ses appareils. Au fond, voilà la forme sous laquelle le conflit était perçu, forme vécue et soufferte dans le quotidien de l’ex-Yougoslavie, forme idéologique aujourd’hui inadaptée pour décrire le capitalisme, biopolitique ou non.

Crise globale de l’économie
Cette interprétation du politique comme problème idéologique produit des retombées constantes. Pour côtoyer la vulgate lacanienne, le récent colloque organisé à Amsterdam The Populist Front dédié à l’analyse critique des populismes contemporains - du Tea Party au hollandais Geert Wilders, en passant bien sûr par l’Italie – semble dangereusement suggérer aux mouvements et aux partis de gauche de s’appliquer à inventer l’ennemi pour sortir de leur propre crise.  On revendique ici des technologies mythopoïétiques semblables à celles que les leaders populistes européens utilisent dans la construction des phobies de masse, mais il semble un peu hystérique de se doter d’un « ennemi imaginaire », juste au moment où le nord et le sud sont traversés par de nouveaux mouvements sociaux. A la dérive « populiste » de l’intelligentsia hollandaise et à ce nœud irrésolu de l’imaginaire politique dans le débat philosophique semble répondre à distance l’Ecole Européenne d’Imagination Sociale [European School of Social Imagination, n.d.t.] que Franco Berardi Bifo est en train d’organiser à Saint Marin le prochain 21 mai.
            L’espace ici ne suffit pas pour rappeler les rencontres plus prolifiques de l’Italian Theory avec d’autres aires géophilosophiques : des études postcoloniales à la théorie queer, de la culture de réseau au dialogue avec les disciplines du droit. L’innovation théorique continue de manière autonome à travers le réseau des « universités nomades » entre France et Italie, Espagne et Brésil. Il suffi de penser aux séminaires sur le commun à Turin (www.uninomade.org) et à Paris (www.dupublicaucommun.com). Pour citer un bref article de Brett Nielson de 2005, il est temps de « provincialiser l’ouvriérisme ».
            La post-autonomie, comme on l’appelle, n’est pas un animal historique prêt pour la taxidermie, mais bien un mouvement de pensée vivant qui déplace et avance les barricades jusque dans l’université : il s’incarne par exemple dans les mobilisations de cet hiver dans les universités européennes. Aux nouvelles générations d’académiciens qui s’apprêtent à canoniser la pensée italienne il faudrait laisser dans les mains les braises brûlantes de la maxime de Tronti : la connaissance est liée à la lutte, ne connaît vraiment que celui qui vraiment haït.
            C’est surtout là, dans la définition-même de connaissance, que l’Italian Theory montre son noyau innovant et irréductible : faire de la théorie, cela signifie aujourd’hui encore de poser le problème de la « co-recherche » [con-ricerca, n.d.t], de la philosophie du non-philosophique (soit du politique), cela signifie de dépasser les disciplines humboldtiennes et les Studies anglo-saxons, de supprimer la hiérarchie entre objet et sujet d’enquête, de faire la critique de la « connaissance procédurière » et de la peer-review, cela signifie de montrer le rôle de la dette dans la vie étudiante et de mettre en question, enfin, cet Ikea de la formation qu’est le Processus de Bologne. Faire de la co-recherche signifie aujourd’hui de repenser, jusque dans l’université, le nœud qui lie praxis et théorie à l’époque de la crise financière. Ce n’est pas un hasard si, justement, ce soit l’école de pensée qui a étudié de près le capitalisme cognitif qui émerge au moment de la crise de l’edu-factory global.


Source : Edu-Factory
Trad. Francesca Martinez

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